Denis Gielen
« Et nous avons fui sur le dos... »
in: Patrick Guns, I Know A Song To Sing On This Dark, Dark, Dark Night, MAC's, Grand-Hornu (Be), 2014, p. 2-5
.
.
Partout, éparpillés à la surface du globe, des désastres et des catastrophes que des médias annoncent, commentent et prédisent parfois. De ce chaos disséminé, une mythologie de l’âge contemporain s’est mise en place, avec ses dieux, ses gorgones, ses héros, ses drames, ses tragédies à répétition. Batak, 1876. Srebrenica, 1995.
Lampedusa, 2013. Au large de l’île italienne, une embarcation fait naufrage, et quelque 300 migrants clandestins périssent. On imagine quelque chose comme Le Radeau de La Méduse.
Et le déluge. New Orleans, 2005. Katrina, l’ouragan qui dévaste les côtes de Louisiane.

Naturelles ou politiques, toutes ces « petites fins du monde » ont un bilan humain, lourd, parfois insupportable pour la conscience de ceux qui en échappent. Le prisonnier 174517 du camp d’Auschwitz III, un rescapé, témoigne : « Tu as honte parce que tu es vivant à la place d’un autre ? Et en particulier d’un homme plus généreux, plus sensible, plus sage, plus utile, plus digne de vivre que toi ? » (Primo Levi, Les Naufragés et les Rescapés, 1989). Accablé par la culpabilité, le survivant finira par se suicider.

Mais partout, au milieu du désastre, en plein déluge, ce sont aussi des déroutes et des échappées qui dessinent des lignes de fuite comme autant de désirs singuliers d’exister malgré tout : malgré la prison, l’exil, la condamnation. Car quelque chose dans ces nuits sinistres, au coeur de leur obscurité effrayante, est peut-être survenu – comme est apparu en 1941 à Pasolini en regard des projecteurs de la défense anti-aérienne, un « nuage de lucioles », la danse des lucioles brûlantes d’un désir phosphorescent ; quelque chose qui ne fut presque rien, mais que le poète reconnut comme un chant d’amour essentiel à la survie du monde : « Il y a trois jours, Paria et moi sommes descendus dans les recoins d’une joyeuse prostitution, où de grasses mamans (…) nous ont fait penser avec nostalgie aux rivages de l’enfance innocente, écrit-il à un ami. Nous avons ensuite pissé avec désespoir (…) La nuit dont je te parle nous avons dîné à Paderno, et ensuite dans le noir sans lune, nous sommes montés vers Pieve del Pino, nous avons vu une quantité énorme de lucioles qui formaient des bosquets de feu dans les bosquets de buissons, et nous les enviions parce qu’elles s’aimaient, parce qu’elles se cherchaient dans leurs envols amoureux et leurs lumières, alors que nous étions secs et rien que des mâles dans un vagabondage artificiel (…) Ainsi étions-nous cette nuit-là : nous avons ensuite grimpé sur les flancs des collines, entre les ronces qui étaient mortes et leur mort semblait vivante, nous avons traversé des vergés et des bois de cerisiers chargés de griottes, et nous sommes arrivés sur une haute cime. De là, on voyait très clairement deux projecteurs très loin, très féroces, des yeux mécaniques auxquels il était impossible d’échapper, et alors nous avons été saisis par la terreur d’être découverts, pendant que des chiens aboyaient, et nous nous sentions coupables, et nous avons fui sur le dos, la crête de la colline. » (Pier Paolo Pasolini, Lettre à Franco Farolfi, 1941).

Une lueur d’espérance frappe l’imagination de son indicible et fragile beauté ; « apparition-disparaissante », dirait Yankélévitch, en un sens musicale ; « ritournelle » dirait Deleuze, en un sens territoriale : « Un enfant dans le noir, saisi par la peur, se rassure en chantonnant. Il marche, s’arrête au gré de sa chanson. Perdu, il s’abrite comme il peut, ou s’oriente tant bien que mal avec sa petite chanson. Celle-ci est comme l’esquisse d’un centre stable et calme, stabilisant et calmant, au sein du chaos. Il se peut que l’enfant saute en même temps qu’il chante, il accélère ou ralentit son allure ; mais c’est déjà la chanson qui est elle-même un saut : elle saute du chaos à un début d’ordre dans le chaos, elle risque aussi de se disloquer à chaque instant. Il y a toujours une sonorité dans le fil d’Ariane. Ou bien le chant d’Orphée. » (Gilles Deleuze & Félix Guattari, Mille plateaux, 1980).
I Know A Song To Sing On This Dark Dark Dark Night. It’s A Song Of Love. Les paroles d’une chanson, étrange et lancinante, de David Lynch, Noah’s Ark, sont répétées en boucle – toujours et encore la fuite, la déterritorialisation, les descendants de Noé ; et la chanson d’amour qui cherche à nous sortir du labyrinthe et fuir le monstre. Mystérieuses, magiques comme une formule alchimique, incantatoires aussi, les paroles du cinéaste ont la forme de l’oeuvre d’art, du poème pour lequel il-n’est-jamais-trop-tard, même après la fin du monde : « On a oublié cette petite ville et ses murs blancs cerclés d’oliviers mais on se souvient de Picasso c’est-à-dire de Guernica. » (Jean-Luc Godard, Histoire(s) du cinéma, 1998). Par la grâce de l’art, de la peinture, du cinéma, on se souviendra aussi des Désastres de la guerre de Goya, donc du 2 mai 1808, mais aussi du Cuirassé Potemkine d’Eisenstein, donc de la Révolution russe.
Les oeuvres de Patrick Guns sont aussi des chants d’amour. Ce sont des soupirs de compassion et des lueurs de désir qui accompagnent les fuites de tous les déterritorialisés : déplacés, exilés, colonisés, réfugiés, condamnés, prisonniers, déportés… Un éloge moderne de la fuite, mais comme acte de résistance contre les « machines de guerre » – les « yeux mécaniques et féroces des projecteurs », car fuir, même « sur le dos » comme le jeune Pasolini, c’est encore agir : « Fuir, ce n’est pas du tout renoncer aux actions, rien de plus actif qu’une fuite. C’est le contraire de l’imaginaire. C’est aussi bien faire fuir, pas forcément les autres, mais faire fuir quelque chose, faire fuir un système comme on crève un tuyau… » (Gilles Deleuze, Dialogues, 1977).

The Fading of Colours, la disparition des couleurs : faire fuir le « système des objets » auquel appartient le stylo-à-bille, objet jetable, pop par excellence : « l’unique exemple de socialisme réalisé », dira Umberto Eco. C’est aussi le martyr de l’écolier en culotte courte, stylo en bandoulière tel un bon petit soldat, que la firme multinationale organise. Pas réellement d’effusion de sang, mais une lente et sournoise transfusion par les vases communicants de la société capitaliste. L’enfant s’est vidé du sang bleu qui coulait dans ses veines pour remplir ses devoirs : des kilomètres de lignes, des mètres carrés de pages, métaphore du principe de croissance économique. Homo economicus : depuis les années 50, la jeunesse est devenue un marché comme un autre ; elle consommera désormais le rock de l’industrie du disque aussi bien que des bics.

My Last Meals***, peut-être le projet le plus humaniste et émouvant de Guns : « comme on crève un tuyau », faire fuir la « société du spectacle » en rendant leur dignité à des condamnés à mort dont la Justice américaine a publié sur internet les derniers repas. Comment ? Ils seront cuisinés avec amour par de grands chefs, puis photographiés.
Ici encore, l’art peut quelque chose. Il n’est pas trop tard. Toujours désirer, et par un ultime sursaut de beauté, venir à bout du cynisme des gouvernants et de la société du spectacle. Au lieu d’un voyeurisme morbide, la célébration du goût de vivre : « Peu à peu, je m’aperçus que j’étais ému. Il était bouleversant de constater, écrit Amélie Nothomb à propos de My Last Meals***, que la perspective d’une injection létale n’empêchait pas l’homme de désirer renouer avec les premiers plaisirs de son existence, tels que la purée, l’apple-pie ou le milk-shake. » (Le Fait du prince, 2008).

Enfin, avec Trapped Within the Museum, faire fuir un dernier système mortifère : le musée universel. Son architecture monumentale est impériale, autoritaire. Elle est le signe d’un pouvoir totalitaire. « Surveiller et punir ». Mais le musée est heureusement le théâtre d’une fuite : enfermé dans son labyrinthe, un homme tente d’échapper à un poursuivant qu’on ne voit jamais. La scène se déroule au Musée des Beaux-arts de Berlin-Est, la Alte Nationalgalerie, et est extraite du film Le Rideau déchiré d’Alfred Hitchcock, le grand cinéaste de la guerre froide mais surtout des fuites, des fuyards : Cary Grant dans La Mort aux trousses, Kim Novak dans Sueurs froides. Mais ce pourrait être aussi le « musée imaginaire » de Malraux : album d’art, luxueux et ordonné, qui ignore par sa « mise en regard » – bien pensante et non bien pensée (Didi-Huberman) – d’objets d’art provenant de plusieurs civilisations, les différences anthropologiques et les particularités historiques ; un ouvrage qui ignore que l’art est exposé, autant que les hommes, au temps, et préfère l’idée – politiquement dangereuse – d’une grande culture universelle, éternelle et absolue : « Dans cette perspective, désormais, il n’est nul besoin, note avec ironie Georges Didi-Huberman, de connaître l’art en tant que transformation historique : il suffit de s’en remettre à l’intemporalité qu’il nous suggère en tant que création anhistorique. (…) Le Musée imaginaire devient alors l’album d’une généralité immense et universelle – la grande idée malrucienne de l’Art –, loin de tous les atlas de singularités dont Aby Warburg aura fait sa Mnémosyne, Walter Benjamin son Livre des passages ou Georges Bataille et Carl Einstein leur revue Documents. » (L’Album de l’art, 2013). Et ce pourrait être encore le Musée de l’Homme ; celui du film de Chris Marker et Alain Resnais, Les statues meurent aussi (1953), qui échoue lui aussi, mais autrement, dans son élan pourtant humaniste, à conserver vivantes des oeuvres qui ne nous regardent plus, des images qui nous ignorent et qui sont d’un autre monde. Par son propos et son titre, Les statues meurent aussi rappelle encore ceci : la destruction, en 2001, par les talibans de statues colossales de bouddhas en Afghanistan, un tribut de plus que l’art paya aux guerres de religion, et qui n’échappa pas à la vigilance de Patrick Guns. Omar m’a tuer.

Denis Gielen
Commissaire de l’exposition

Denis Gielen
« Et nous avons fui sur le dos... »
in: Patrick Guns, I Know A Song To Sing On This Dark, Dark, Dark Night, MAC's, Grand-Hornu (Be), 2014, p. 2-5
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Partout, éparpillés à la surface du globe, des désastres et des catastrophes que des médias annoncent, commentent et prédisent parfois. De ce chaos disséminé, une mythologie de l’âge contemporain s’est mise en place, avec ses dieux, ses gorgones, ses héros, ses drames, ses tragédies à répétition. Batak, 1876. Srebrenica, 1995.
Lampedusa, 2013. Au large de l’île italienne, une embarcation fait naufrage, et quelque 300 migrants clandestins périssent. On imagine quelque chose comme Le Radeau de La Méduse.
Et le déluge. New Orleans, 2005. Katrina, l’ouragan qui dévaste les côtes de Louisiane.

Naturelles ou politiques, toutes ces « petites fins du monde » ont un bilan humain, lourd, parfois insupportable pour la conscience de ceux qui en échappent. Le prisonnier 174517 du camp d’Auschwitz III, un rescapé, témoigne : « Tu as honte parce que tu es vivant à la place d’un autre ? Et en particulier d’un homme plus généreux, plus sensible, plus sage, plus utile, plus digne de vivre que toi ? » (Primo Levi, Les Naufragés et les Rescapés, 1989). Accablé par la culpabilité, le survivant finira par se suicider.

Mais partout, au milieu du désastre, en plein déluge, ce sont aussi des déroutes et des échappées qui dessinent des lignes de fuite comme autant de désirs singuliers d’exister malgré tout : malgré la prison, l’exil, la condamnation. Car quelque chose dans ces nuits sinistres, au coeur de leur obscurité effrayante, est peut-être survenu – comme est apparu en 1941 à Pasolini en regard des projecteurs de la défense anti-aérienne, un « nuage de lucioles », la danse des lucioles brûlantes d’un désir phosphorescent ; quelque chose qui ne fut presque rien, mais que le poète reconnut comme un chant d’amour essentiel à la survie du monde : « Il y a trois jours, Paria et moi sommes descendus dans les recoins d’une joyeuse prostitution, où de grasses mamans (…) nous ont fait penser avec nostalgie aux rivages de l’enfance innocente, écrit-il à un ami. Nous avons ensuite pissé avec désespoir (…) La nuit dont je te parle nous avons dîné à Paderno, et ensuite dans le noir sans lune, nous sommes montés vers Pieve del Pino, nous avons vu une quantité énorme de lucioles qui formaient des bosquets de feu dans les bosquets de buissons, et nous les enviions parce qu’elles s’aimaient, parce qu’elles se cherchaient dans leurs envols amoureux et leurs lumières, alors que nous étions secs et rien que des mâles dans un vagabondage artificiel (…) Ainsi étions-nous cette nuit-là : nous avons ensuite grimpé sur les flancs des collines, entre les ronces qui étaient mortes et leur mort semblait vivante, nous avons traversé des vergés et des bois de cerisiers chargés de griottes, et nous sommes arrivés sur une haute cime. De là, on voyait très clairement deux projecteurs très loin, très féroces, des yeux mécaniques auxquels il était impossible d’échapper, et alors nous avons été saisis par la terreur d’être découverts, pendant que des chiens aboyaient, et nous nous sentions coupables, et nous avons fui sur le dos, la crête de la colline. » (Pier Paolo Pasolini, Lettre à Franco Farolfi, 1941).

Une lueur d’espérance frappe l’imagination de son indicible et fragile beauté ; « apparition-disparaissante », dirait Yankélévitch, en un sens musicale ; « ritournelle » dirait Deleuze, en un sens territoriale : « Un enfant dans le noir, saisi par la peur, se rassure en chantonnant. Il marche, s’arrête au gré de sa chanson. Perdu, il s’abrite comme il peut, ou s’oriente tant bien que mal avec sa petite chanson. Celle-ci est comme l’esquisse d’un centre stable et calme, stabilisant et calmant, au sein du chaos. Il se peut que l’enfant saute en même temps qu’il chante, il accélère ou ralentit son allure ; mais c’est déjà la chanson qui est elle-même un saut : elle saute du chaos à un début d’ordre dans le chaos, elle risque aussi de se disloquer à chaque instant. Il y a toujours une sonorité dans le fil d’Ariane. Ou bien le chant d’Orphée. » (Gilles Deleuze & Félix Guattari, Mille plateaux, 1980).
I Know A Song To Sing On This Dark Dark Dark Night. It’s A Song Of Love. Les paroles d’une chanson, étrange et lancinante, de David Lynch, Noah’s Ark, sont répétées en boucle – toujours et encore la fuite, la déterritorialisation, les descendants de Noé ; et la chanson d’amour qui cherche à nous sortir du labyrinthe et fuir le monstre. Mystérieuses, magiques comme une formule alchimique, incantatoires aussi, les paroles du cinéaste ont la forme de l’oeuvre d’art, du poème pour lequel il-n’est-jamais-trop-tard, même après la fin du monde : « On a oublié cette petite ville et ses murs blancs cerclés d’oliviers mais on se souvient de Picasso c’est-à-dire de Guernica. » (Jean-Luc Godard, Histoire(s) du cinéma, 1998). Par la grâce de l’art, de la peinture, du cinéma, on se souviendra aussi des Désastres de la guerre de Goya, donc du 2 mai 1808, mais aussi du Cuirassé Potemkine d’Eisenstein, donc de la Révolution russe.
Les oeuvres de Patrick Guns sont aussi des chants d’amour. Ce sont des soupirs de compassion et des lueurs de désir qui accompagnent les fuites de tous les déterritorialisés : déplacés, exilés, colonisés, réfugiés, condamnés, prisonniers, déportés… Un éloge moderne de la fuite, mais comme acte de résistance contre les « machines de guerre » – les « yeux mécaniques et féroces des projecteurs », car fuir, même « sur le dos » comme le jeune Pasolini, c’est encore agir : « Fuir, ce n’est pas du tout renoncer aux actions, rien de plus actif qu’une fuite. C’est le contraire de l’imaginaire. C’est aussi bien faire fuir, pas forcément les autres, mais faire fuir quelque chose, faire fuir un système comme on crève un tuyau… » (Gilles Deleuze, Dialogues, 1977).

The Fading of Colours, la disparition des couleurs : faire fuir le « système des objets » auquel appartient le stylo-à-bille, objet jetable, pop par excellence : « l’unique exemple de socialisme réalisé », dira Umberto Eco. C’est aussi le martyr de l’écolier en culotte courte, stylo en bandoulière tel un bon petit soldat, que la firme multinationale organise. Pas réellement d’effusion de sang, mais une lente et sournoise transfusion par les vases communicants de la société capitaliste. L’enfant s’est vidé du sang bleu qui coulait dans ses veines pour remplir ses devoirs : des kilomètres de lignes, des mètres carrés de pages, métaphore du principe de croissance économique. Homo economicus : depuis les années 50, la jeunesse est devenue un marché comme un autre ; elle consommera désormais le rock de l’industrie du disque aussi bien que des bics.

My Last Meals***, peut-être le projet le plus humaniste et émouvant de Guns : « comme on crève un tuyau », faire fuir la « société du spectacle » en rendant leur dignité à des condamnés à mort dont la Justice américaine a publié sur internet les derniers repas. Comment ? Ils seront cuisinés avec amour par de grands chefs, puis photographiés.
Ici encore, l’art peut quelque chose. Il n’est pas trop tard. Toujours désirer, et par un ultime sursaut de beauté, venir à bout du cynisme des gouvernants et de la société du spectacle. Au lieu d’un voyeurisme morbide, la célébration du goût de vivre : « Peu à peu, je m’aperçus que j’étais ému. Il était bouleversant de constater, écrit Amélie Nothomb à propos de My Last Meals***, que la perspective d’une injection létale n’empêchait pas l’homme de désirer renouer avec les premiers plaisirs de son existence, tels que la purée, l’apple-pie ou le milk-shake. » (Le Fait du prince, 2008).

Enfin, avec Trapped Within the Museum, faire fuir un dernier système mortifère : le musée universel. Son architecture monumentale est impériale, autoritaire. Elle est le signe d’un pouvoir totalitaire. « Surveiller et punir ». Mais le musée est heureusement le théâtre d’une fuite : enfermé dans son labyrinthe, un homme tente d’échapper à un poursuivant qu’on ne voit jamais. La scène se déroule au Musée des Beaux-arts de Berlin-Est, la Alte Nationalgalerie, et est extraite du film Le Rideau déchiré d’Alfred Hitchcock, le grand cinéaste de la guerre froide mais surtout des fuites, des fuyards : Cary Grant dans La Mort aux trousses, Kim Novak dans Sueurs froides. Mais ce pourrait être aussi le « musée imaginaire » de Malraux : album d’art, luxueux et ordonné, qui ignore par sa « mise en regard » – bien pensante et non bien pensée (Didi-Huberman) – d’objets d’art provenant de plusieurs civilisations, les différences anthropologiques et les particularités historiques ; un ouvrage qui ignore que l’art est exposé, autant que les hommes, au temps, et préfère l’idée – politiquement dangereuse – d’une grande culture universelle, éternelle et absolue : « Dans cette perspective, désormais, il n’est nul besoin, note avec ironie Georges Didi-Huberman, de connaître l’art en tant que transformation historique : il suffit de s’en remettre à l’intemporalité qu’il nous suggère en tant que création anhistorique. (…) Le Musée imaginaire devient alors l’album d’une généralité immense et universelle – la grande idée malrucienne de l’Art –, loin de tous les atlas de singularités dont Aby Warburg aura fait sa Mnémosyne, Walter Benjamin son Livre des passages ou Georges Bataille et Carl Einstein leur revue Documents. » (L’Album de l’art, 2013). Et ce pourrait être encore le Musée de l’Homme ; celui du film de Chris Marker et Alain Resnais, Les statues meurent aussi (1953), qui échoue lui aussi, mais autrement, dans son élan pourtant humaniste, à conserver vivantes des oeuvres qui ne nous regardent plus, des images qui nous ignorent et qui sont d’un autre monde. Par son propos et son titre, Les statues meurent aussi rappelle encore ceci : la destruction, en 2001, par les talibans de statues colossales de bouddhas en Afghanistan, un tribut de plus que l’art paya aux guerres de religion, et qui n’échappa pas à la vigilance de Patrick Guns. Omar m’a tuer.

Denis Gielen
Commissaire de l’exposition